zondag 8 maart 2009

Alchimie des idées

Adriaen Vanostade, l' Alchimiste, 1611

« Les idées glissaient elles aussi. L’acte de penser l’intéressait maintenant plus que les douteux produits de la pensée elle-même. Il s’examinait pensant, comme il eût pu compter du doigt à son poignet les pulsations de l’artère radiale, ou sous ses côtes le va-et-vient de son souffle. Toute sa vie, il s’était ébahi de cette faculté qu’ont les idées de s’agglomérer froidement comme des cristaux en d’étranges figures vaines, de croître comme des tumeurs dévorant la chair qui les a conçues, ou encore d’assumer monstrueusement certains linéaments de la personne humaine, comme ces masses inertes dont accouchent certaines femmes, et qui ne sont en somme que de la matière qui rêve. Bon nombre des produits de l’esprit n’étaient eux aussi que de difformes veaux-de-lune. […]

Par instants, on tremblait comme sur le bord d’une transmutation : un peu d’or semblait naître dans le creuset de la cervelle humaine ; on n’aboutissait pourtant qu’à une équivalence ; comme dans ces expériences malhonnêtes par lesquelles les alchimistes de cour s’efforcent de prouver à leurs clients princiers qu’ils ont trouvé quelque chose, l’or au fond de la cornue n’était que celui d’un banal ducat ayant passé par toutes les mains, et qu’avant la cuisson le souffleur y avait mis. Les notions mouraient comme les hommes : il avait vu au cours d’un demi-siècle plusieurs générations d’idées tomber en poussière. […]

Le philosophe qui tentait de considérer dans son ensemble l’entendement humain voyait sous lui une masse soumise à des courbes calculables, striée de courants dont on eût pu dresser la carte, creusée de plis profonds par les poussées de l’air et la pesante inertie des eaux. Il en allait des figures assumées par l’esprit comme de ces grandes formes nées de l’eau indifférenciée qui s’assaillent ou se relaient à la surface du gouffre ; chaque concept s’affaissait finalement dans son propre contraire, comme deux houles qui se heurtent s’annihilent en une seule et même écume blanche. »

[Marguerite Yourcenar, L’œuvre au noir]

Geen opmerkingen: